[PARCOURS] De la marginalité au sommet
Un aller simple de Madère à la Bretagne
La longue histoire de la Compagnie Oposito s’étale sur quatre décennies et s’inscrit dans la biographie de son actuel directeur, Jean-Raymond Jacob, même si, avant lui, un autre créateur est à l’origine de la compagnie : Enrique Jimenez, dit Kiké.
Les hispanophones comprennent sans doute de manière plus limpide le nom d’Oposito, moins proche de l’opposition en langue française que d’opuesto en espagnol – le contraire, l’antipode, l’opposé, l’autre bord… Et, au commencement, il s’agit bien de cela : faire surgir, dans des villes et des villages, de vastes formes oniriques qui contredisent la réalité ordinaire.
Kiké se dira toujours :
Né de sang espagnol dans un pays arabe, en étant de culture française.
Il est né à Rabat, au Maroc, en 1939, de parents espagnols qui possèdent une petite usine de vêtements dont il devrait prendre la direction, puisqu’il est le fils aîné. Mais il préfère dessiner, peindre, démonter les réveils. À 18 ans, il débarque à Paris. Il obtient la reconnaissance en tant que peintre et décorateur, disciplines qu’il remet régulièrement en cause à mesure des révolutions artistiques successives des années 50, 60, 70…
Enrique Jimenez Moreno, exposition « Le saut de l’ange », 1997
Installé dans l’île de Madère, il y crée Oposito en 1979. Il est alors « un artiste en tout genre », comme il le dit volontiers – concepteur de machines spectaculaires, décorateur, costumier, comédien, metteur en scène… Il rencontre Els Comediants, la première grande troupe européenne de théâtre de rue, née en Catalogne en 1973.
Il collabore également avecla Fura dels Baus et le cirque Cric. C’est une rencontre avec des Français qui lui fait prendre un aller simple de Madère à la Bretagne, où il arrive en 1980 avec les costumes et l’imaginaire d’Oposito : un taureau de cuir sur une armature pour montrer une corrida bouffonne, des personnages fleurs ou papillons qui se glissent dans le carnaval de Nice tandis que, le soir, il présente en « version trottoir » Le Songe d’une nuit d’un cirque en hiver.
Ce cirque délirant créé en solo va agréger d’autres comédiens, passer des fêtes de villages aux maisons des jeunes, des « off » de festivals aux chapiteaux de « vrais » cirques.
Un activiste de l’éducation populaire
C’est un jour de 1983 qu’Enrique Jimenez est appelé au téléphone par un animateur du centre culturel et social des Fossés-Jean de Colombes, dans les Hauts-de-Seine.
Le jeune homme qui voudrait faire appel à Oposito s’appelle Jean-Raymond Jacob.
Ce Breton, né en 1958, et qui a grandi à Avignon, est un activiste de l’éducation populaire démangé par l’envie de créer l’émerveillement en dehors des salles.
Kiké propose à Jean-Raymond d’installer dans un jardin botanique des structures en plastique habitées de personnages d’heroic fantasy. Mais le conseil d’administration du centre culturel refuse le budget. Le jeune programmateur quitte le lieu à la fin de la saison et part avec Oposito. Une épopée fondatrice commence…
Kiké passe la plupart de ses nuits dans le J7 branlant qui contient tout le matériel d’Oposito. On fait encore la manche après certains spectacles, des mairies payent en espèces des participations à des carnavals à bout de souffle, la logique d’animation des quartiers difficiles est parfois un sacerdoce.
Après avoir reçu des pierres dans une cité, les membres de la Compagnie Oposito décident de se fabriquer des armures.
Commence alors l’élaboration de L’Enfer des phalènes, spectacle emblématique que la compagnie tournera pendant dix ans – un mélange d’inspirations érotico-barbares à la Mad Max et de fables autour de l’affrontement du Bien et du Mal. Des motos, des épées, des masques, des masses d’arme, des cris, du fracas et des interventions bientôt légendaires, comme dans la gare Montparnasse en 1988.
Progressivement, de commandes d’événements uniques en reprises et variantes de L’Enfer des phalènes, une forme de spectacle déambulatoire théâtralisé émerge, notamment avec Toro de Fuego, figure postmoderne d’un archétype archaïque, qui vivra une dizaine d’années à partir de sa première apparition en 1985. Partout où les combats à l’épée et les motos vrombissantes de L’Enfer des phalènes ne peuvent pas passer, le Toro de Fuego montre son mufle.
Des hauts-parleurs et animaux de métal
La Compagnie Oposito trouve un local à Meudon (92) puis s’installe à Saint-Denis (93), se professionnalise, apprend à convaincre les municipalités de tenter des aventures de plus en plus folles mais de plus en plus construites artistiquement.
La compagnie travaille à la fois sur des créations durables et sur des « jetables ». Ces commandes réalisées sur mesure sont des bancs d’essai pour des personnages et des éléments qui, agrégés, constitueront la matière d’un spectacle à venir.
En 1991, Oposito s’installe à Noisy-le-Sec (93). Trois ans plus tard, l’invention du Cinématophone, déambulatoire délirant autour d’une diva, de huit comédiens et d’un système sonore sophistiqué, est un événement décisif : désormais, Oposito peut aller partout, dans les nouveaux festivals de théâtre de rue, à l’inauguration d’une grande surface culturelle, dans une convention d’entreprise…
En 1996 va naître le vaste spectacle emblématique de la compagnie, symbole d’un âge singulier des arts de la rue comme des ambitions culturelles des élus locaux, Transhumance, l’heure du troupeau. Pendant une douzaine d’années, ce spectacle mettra en scène jusqu’à deux cents interprètes, comédiens et musiciens mêlés. On y découvre des éléphants, un rhinocéros, des girafes, des vaches, des moutons, un bagad breton, un orchestre philharmonique, un chœur, des percussionnistes…
Des images resteront, historiques, comme d’énormes foules de Montréal ou Guadalajara au Mexique, les animaux de métal de la parade s’en allant sur un bateau dans le port de Brest, deux représentations par une température de 0° C à Édimbourg…
Il faudra les turbulences économiques de la crise de 2008 pour rendre presque impossible le maintien au répertoire d’un spectacle dont le budget varie entre 150 et 200 000 euros par représentation. Une forme déambulatoire plus légère, Trois éléphants passent…, va dès lors circuler plusieurs fois par an en Europe et jusqu’aux Émirats arabes unis et en Amérique du Sud.
Construire le commun par le divers
Entretemps, la Compagnie Oposito aura construit d’autres spectacles nourris de ses voyages (Les Trottoirs de Jo’Burg… mirage en 2001, inspiré par l’Afrique du Sud et qui sera joué jusqu’au Venezuela et en Corée du Sud) ou de grandes mythologies (À la vie, à l’amour, en 2004, qui met dans la rue les fastes de l’opéra, ou Toro, en 2006, dans une Espagne universelle).
L’enjeu est toujours de prendre la rue pour ce qu’elle n’est pas : une scène, un rêve.
Mais le contexte dans lequel évolue la compagnie n’est pas neutre. La pression économique comme les impératifs sécuritaires invitent à la conception de spectacles immobiles, comme La Caravane de verre (2009), méditation sur la vie et l’œuvre d’Émile Gallé, ou La Symphonie des sapins (2016), sorte d’Helzapoppin lyrique et contemporain.
Jean-Raymond Jacob travaille aussi, continument, la question du chœur et de la construction du commun par le divers. C’est l’argument de Kori Kori (2013), athlétique opéra transculturel pour dix-huit comédiens et quatre musiciens, ou de Peaux bleues, qui interroge les ressorts complexes de l’identité et de l’altérité, créé en 2020.
Peaux bleues est le premier spectacle conçu sans Kiké et dans la nouvelle implantation de la compagnie à Garges-lès-Gonesse (95).